- Comment s’appelle-t-elle ?
- Orphée. Tu n’as jamais entendu parler d’elle ? Si, je vois que tu te souviens... Tu te souviens bien.
Je me souviens. D’après les ragots je l’imaginais moins jeune, moins jeune que Rayon de Lune au moins. Mais je crois bien que c’est l’inverse à l’avoir vue de chair et d’os, racontant une des histoires péchées çà ou là dont elle se fait le chantre. Et quelle histoire, aujourd’hui. Mon histoire. La coïncidence est troublante évidemment mais, de troublé, il ne semble y avoir que moi dans la salle. Je croirais presque à une coutume, à une tradition dans l’accueil des nouveaux accostés de Terminus. Sans plus d’attention pour moi que quand elle a récité, Orphée salue maintenant son public, pas avare d’applaudissements, et le vieil homme me fixe avec une nouvelle intensité. À moins que ce ne soit l’intensité du mien, débarrassé de mes ornières, qui se reflète dans son regard. Je me souviens, oui. Je me souviens de tout.
- Mais que ferait l’ermite de West Blue ici... ?
- Et que ferait le suicidaire de West Blue ici... ?
À ces questions je présume que toutes les réponses n’ont pas besoin d’être développées. L’empathie dont il doit jouir aussi l’informe autant qu’elle m’informe des grandes lignes du monde. Ce qui se trame, s’est tramé ou se tramera, tout est accessible à qui sait écouter, lire, regarder, sentir. Moi je ne sais pas si bien que ça, alors je n’ai que des fragments de vérité, mais ils me suffisent. Et sans doute lui suffisent-ils pareillement. Belle, réveillée par les acclamations, lèche mes doigts laissés à pendre sous la table. Je repense à Layr, à l’auteur de ce lai qui est mon histoire, qui est notre histoire. J’essaie de l’imaginer recevoir la nouvelle que jusqu’au bout de Grand Line ses lignes ont été lues, par Orphée en personne. Je sens un sourire poindre. Ela le prend pour un signal de revenir. Elle a une interrogation tacite vers mon compère, qui repose la main sur son chapeau, me laissant répondre.
- Tu as vu avec Mina pour ravitailler, j’imagine ?
- Hum.
Une fois le galurin reposé sur les cheveux d’argent, je m’aperçois que l’affiche a disparu de la table. Clin d’œil de l’ermite trop bien à l’aise en société. Quant à ma gardienne, à la fois soulagée que je sois revenu à mes esprits et rappelée à la réalité où elle me conduit à une mort certaine, elle m’indique la porte. Mais non, pas tout de suite. Je me laisse aller à caresser la tête de la vieille chienne, songeur.
- Qui permettent à Rayon de Lune de quoi ?
Woof ?
- Tu as dit : ce sont les doutes en chacun de nous qui permettent à Rayon de Lune de. Qui lui permettent de quoi ?
- Ah. C’est une des magies de cet endroit. Ceux qui doutent sont les fatigués, ceux qui ont besoin d’une pause avant de reprendre la route... Rayon de Lune leur offre le calme de l’oubli, pour qu’ils se refassent la santé qui leur ferait défaut s’ils allaient plus loin...
- Et tout cela est parfaitement désintéressé, bien sûr, j’imagine... Combien de temps restent-ils ?
- Aussi longtemps qu’il leur faut. Certains sont là depuis avant Dan, je crois bien...
- Et toi ? Tu attends qu’ils ne doutent plus, tous ensemble prêts à servir une cause, la bonne cause ?
- Moi, oh, tu sais bien… moi j’étais là-bas avant d’être ici et je serai ailleurs après avoir été ici...
- Hin, et ta voix est telle l’ombre du vent qui souffle le monde ? Sans début ni fin, sans maître ? Libre ?
Woof...
- Non, Belle, ne t’inquiète pas, Tahar Tahgel ne veut nous mordre que de son ironie. N’est-ce pas, Tahar ?
Belle n’a pas été la seule à dresser l’oreille à nos derniers échanges. Les sous-entendus ont aussi attiré l’attention d’Ela, qui s’enquiert maintenant de la suite à attendre, mais déjà l’homme repose sa timbale et recule sa chaise pour se relever. Il a un salut des doigts sur son chapeau, démodé, déjà vu.
- Il est temps que je vous laisse...
- Une dernière question. Que penses-tu de ma moisson à venir ?
- Je pense que tu veux faire ce qui te paraît juste, Tahar. Et je crois que si tous les hommes luttaient pour faire ce qui leur semble juste comme toi, même s’il n’y a nul absolu en matière de justice, ils feraient beaucoup plus de bien qu’à viser le simple assouvissement de leurs envies immédiates.
- Et c’est pourquoi tu traînes ici, où l’oubli les leur fait reconsidérer ?
De nouveau, je n’obtiens pour seule réponse qu’une simple inclinaison de buste avant de le voir disparaître parmi la foule, accompagné de sa fidèle compagne, dans un grincement de la porte en arrière-fond. Je perds vite le son lourd de ses bottes sur le plancher à cause des nouveaux arrivants, pas si nouveaux.
- Merci, Adam.