J’ai pleuré ce matin. Comme un homme. Comme si j’étais l’un d’eux. Le sentiment d'anéantissement m'a vidé de l'intérieur comme si j'étais un fruit à pulpe qu'une main invisible pressait, mais depuis mes entrailles. La main des morts, la main d'Ela mais aussi la main de tous ceux, de toutes celles, que je n'ai jamais revus, par ma faute ou par la faute à pas de chance c'est la vie circule monsieur Tahar. C'est paradoxal, parce que ma santé me semblait revenir, mais soudain j'ai eu l'impression, au beau milieu du nulle part urbain qui m'entourait, que tout s'effondrait, physiquement, en moi. Les genoux qui cèdent soudain, le souffle qui devient court voire trop court, le cœur qui plonge, les tripes qui se contractent, le sang qui reflue du visage, les fourmis dans les six extrémités, la sueur qui vide les fluides dans un frisson incontrôlable. J'étais dans une foule, j'ai à peine eu le temps de tourner dans la première ruelle venue pour vomir mes larmes et ma bile de tristesse.
Ma rate a rendu son âme dans des hoquets qui ne voulaient pas venir, en même temps que chaque tentative pour les sortir me coûtait des maux insoutenables. Mâchoires contractées à s'en briser, muscles dont les blessures se sont rouvertes par tant de tension, ongles qui rentrent dans les chairs pour aider à évacuer ce malheur qui me rongeait la peau, grattait pour voir dehors sans jamais vraiment vouloir quitter dedans. Main au mur, j'étais ivre de ces êtres perdus, tous jusqu'au premier, jusqu'à toi mon frère et jusqu'à moi-même si jeune, et le vide de mon existence m'a englouti comme de l'air. Je voulais hurler mais je ne pouvais pas, mes lèvres ne crachaient que de la bave informe et la morve l'accompagnait. J'étais trempé, j'avais froid sans le sentir, et les passants qui maintenant me regardaient dans le coin de leur œil quand ils passaient la ruelle, depuis l'artère principale, ne voyaient toujours pas Tahar Tahgel le magnifique, juste un pauvre hère qui avait passé la nuit à noyer sa vie dans l'alcool, et qui maintenant regrettait : mauvaises idées, mauvaises actions, mauvaise rupture ?
Moi, pou à la surface du globe, je prenais conscience du néant de mon héritage, encore et peut-être pire que les fois précédentes. Pire même qu'Impel Down. Vivant physiquement mais vide, libre à peu près d'entraves humaines mais vidé. Jetable et jeté par l'existence. Fatigué, tellement fatigué de survivre depuis tout ce temps, de n'avoir jamais que survécu même quand j'aurais pu vivre, choisir de vivre avec elle ou avec elle, ou avec elles, après avoir donné de ma personne et après avoir tant reçu sans jamais prendre le temps de juste donner et de juste recevoir, de juste accepter, de profiter juste de l'instant. En croyant le faire, parfois, mais les suites ont toujours prouvé que non. Un grognement minable, misérable, a servi de cri à mon chagrin. Pathétique et ridicule petit Tahar Tahgel, coincé sans issue dans les allées borgnes et détestables de sa si piètre geste fatale… Il n'y a pas pire douleur.
Les larmes ont tari, le rire les a remplacées, ce petit ricanement nerveux à chaque accès dolent, quand tout se mélange et que plus rien n'a de sens. Assailli par les signaux, le cerveau se trompe et ce qui est triste, pathétique et ridicule, devient source de moquerie, même soi-même, surtout soi-même, et la fatalité désolante et désopilante de ce destin miteux concédé par les dieux à ce satané bougre qui n'a jamais pu que décevoir les attentes. Ela est morte, dernière femme. Jenv est morte, première femme. Sarah, Izya, Lilou pourraient tout aussi bien être mortes, puisqu'elles le seront un jour de toute façon. Sara de Water Seven le sera, Maman, Lydia, Céléno le seront. Sar l'est déjà. Et Super Trempe peut-être. Et toutes les autres. Et la duchesse, et la comtesse, et les autres, et toutes les autres. À quoi bon ? À quoi bon toutes ces rencontres, vides, toutes ces jouissances, vaines, toutes ces tentatives, de quoi tentatives ? À quoi bon, sinon tuer le temps en attendant qu'il me tue ?
Sentiment de gâchis, d'absolue ineptie, de monde sans cause et de conséquences sans but. Le vide de tout à travers le plein, disent les moines, mais le vide de soi, le creux du moi fondateur de tout, regard sur le monde et envies de vivre, comment le géreraient-ils, eux, sans leur foi ? Je n'ai plus rien. Je ne suis plus rien. Et la mort d'Ela me souffle que je n'ai jamais rien été malgré les masques.
Quand le sang a perlé à la place de l’eau, sur mes joues et à travers mes doigts, j’ai arrêté. Même dans le chagrin je suis un monstre. Il y avait eu du mieux côté épaule, et puis là mon bras repart vers la mort, je le sens. Je crois que Vegapunk continue de me tuer à petit feu avec ses expériences. Je crois que les drogues de Glinglin m’ont tué les vaisseaux sanguins et les glandes lacrymales. Je crois que l’empathie contenue comme mon Aura me dévaste la tête. Je crois que j’agonise après avoir survécu. Je crois que la vie veut que je souffre, que je n'ai jamais qu'agonisé. Je crois que j’ai survécu à Glinglin pour pouvoir finir le projet lancé avec Ela et Lydia avant que la dernière ne change d’avis. Peut-être pour laver leurs noms, celui de Céléno. Je crois que j'invente encore des prétextes, que tout ça n'a, n'aura, n'a jamais eu la moindre entame de sens, ni au début ni maintenant, ni pendant.
Je crois que je vais me rendre.