J’opine du front et son pas lourd mais mesuré s’avance dans la pénombre. Kindachi était un gamin, Jenv mon amante, Kenpachi est un vieux con, Pludbus un déchet, et en tant que femme Kenora Makuen reçoit de ma part une considération biaisée. Face à Shiro après dix ans, par contre, j’ai un frisson dans le noir. Je n’ai allumé qu’une bougie sur le comptoir, tout le reste est éteint. Tout le reste est désert. Il y a longtemps que cet endroit n’a pas eu de visiteurs, et tous les hommes sont à me chercher dans tous les lieux emblématiques de la ville.
- Votre message a envoyé mille hommes autour des Délices d’Esperanza, vous allez faire mettre la clef sous la porte au patron...
- Et combien à la boutique Kinedeur ?
- Le raisonnement était un peu plus tiré par les cheveux, il fallait remonter au courrier de l’amirale Œankhôr me demandant de vous trouver une affectation sur South Blue, ainsi qu’à votre premier ordre de mission là-bas... Une section d’élite s’y est rendue. Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas ce bon Jakku qui la mène en personne. À moins qu’il n’ait déjà quitté la capit
- Jakku ?
- Oui, j’imagine qu’il n’aurait manqué vos retrouvailles pour rien au monde ?
- Et me décapiter aussi sec je suppose... Sacré Jakku.
- Il y a aussi une escouade de Cipher et quelques dizaines d’hommes sous terre.
- Sous terre ? Ah, la quatorzième cellule ?
- Tout juste. Certains ont estimé que le lien était bien l’amirale Œankhôr, mais que le lieu le plus emblématique et pratique pour une rencontre secrète était enterré. La date 1604 devenant un trompe-l’œil.
- Intéressant. J’y avais pensé, peut-être que la poussière serait restée tranquille ici.
- Mais alors je ne vous aurais pas trouvé, et tout aurait été vain.
- Est-ce que tout ne l’est pas... ?
Il a terminé son tour d’horizon, examine un peu le sol sans le regarder, sans doute pour voir s’il y a du sang, s'il doit se préparer à un mauvais tour de ma part. Puis il se rapproche encore, s’adosse contre le zinc.
- Qu’est-ce que vous servez ?
Du coude et sans me redresser, je pousse la bouteille vers lui. Le verre contre le bois du plateau semble résonner jusque les poutres vermoulues là-haut, jusque la charpente bientôt effondrée.
- Aquavit, hm ? Je suppose qu’on ne pouvait pas attendre beaucoup mieux de cet endroit après tant d’années... Bah, allons. Ça rappellera les jeunes années du régiment !
Il remplit un verre pris par-dessus sous le bar côté miroir, et refait le niveau du mien déjà vide. Sous son enthousiasme pas complètement feint, je sais qu’il me scrute. Mais je reste pensif, de profil pour lui, mon dos presque exposé. Je suis plongé dans les reflets de deux fantômes tordus par la maigre lueur, vacillante, dans la glace rendue mate par les ans.
- Finalement personne n’a repris le flambeau, hein ?
- Hélas non. Mon frère est mort peu après mes parents, et ma propre carrière a pris le pas...
Je n’ai pas pu me retenir de tourner la tête vers lui quand il a mentionné son frère disparu. Mon œil plonge dans le sien. Je crois que c’est maintenant qu’il réalise que j’ai un casque et non des cheveux. Il a vieilli de traits mais n’a pas perdu de sa prestance. Il est toujours, peut-être plus encore, une montagne de bienveillante sérénité, prête à changer vers le pire sans nul doute, mais bienveillante, même face à ce que je suis devenu. Ce qu’il voit de mes atours semble le peiner. Je ricane. Grincement de vieille gorge brisée.
- Vegapunk n’a pas développé sur son implication chez Glinglin, alors, je suppose...
- Vous m’apprenez qu’il était même en relation avec lui, Tahar.
Il ne ment pas. Moi non plus. Nous le savons.
- Vous permettez que j’allume un peu mieux pendant que vous m’en dites plus ? Personne dehors ne verra.
Pour toute réponse je me détourne à nouveau et porte mon verre à mes lèvres. L’éclair jaillit, canalisé, silencieux. Il se répand, s’accroche sur quelques objets de métal alentour. Le jaune orangé ambiant devient bleuté, plus fixe aussi. Le reflet à côté du mien a un rictus dégoûté, infime, en me découvrant en plein. La honte me saisit un peu, monte puis bute sur mon fatalisme. Rien n'a de sens, alors qu'importe.
Je repose mon verre de nouveau vide, entame un récit.