Ça grinçait. Y jetant périodiquement un œil agacé, Jacob ne saisissait pas pour quelle raison obscure le tenancier s'obstinait à maintenir le ventilateur de plafond en état de marche. Les lames rouillées et lourdes tournaient lentement ; pas un mouvement d'air frais ne se dégageait de leur danse macabre. Ça dynamisait le décor, mais surtout : ça grinçait.
Un chaleur à faire expirer un crotale enveloppait l'air lourd et vicié du bayou. Le ciel était d'un gris menaçant, mais pas une goutte d'eau ne se décidait à perler. Les trois individus louches attablés pour le poker du soir regardaient par la fenêtre cet orage qui ne venait pas.
- Ça va se décider à péter, bon Dieu ? Pesta un Glaiseux, un de ces locaux mal embouchés qui s'était imposé dans la partie de carte.
- Je vous prierai de ne pas invoquer le nom du seigneur en vain. Répliqua qu'un ton amer ce qui se présentait comme un pasteur tuberculeux et mité.
Jacob n'ajouta rien à la discussion. Pour ce qu'elle avait de capital. Causer du temps qui faisait ne l'intéressait pas, Dieu, encore moins. Il ne renchérit qu'avec cinquante-mille berries sur lesquels quelques cendres de sa cigarette avaient noirci le papier. Personne n'avait flanché de la partie, on dévoila cartes sur table et on fit deux malheureux. Le Pendu en première ligne.
Il se faisait tard. Longdrop appelait la banqueroute de ses vœux à chaque nouvelle partie, mais il replongeait inlassablement dans l'enfer du jeu.
On y voyait de moins en moins. Le tavernier, effacé jusqu'à lors, alla sans un bruit illuminer la lampe à pétrole située derrière les visiteurs du soir avant de s'en retourner derrière son comptoir. Il avait des allures de spectre et des gestes aussi lourds que machinaux.
- Bah mon Jaco ! Rempiler après t'être fait enfler de près d'un million, on peut dire que t'as une paire bien accrochée.
- Dommage que ce ne soit qu'une paire et pas un brelan.
Rires gras, mêlés d'une toux tonitruante pour le révérend, il était bon d'avoir des assises confortables pour prendre le Pendu de haut. Car une fois la table de poker loin derrière eux, la supériorité ne leur revenait plus de droit.
Un gringalet mal rasé à la tignasse tendant vers le roux et un foulard noué autour du cou fit irruption dans le troquet quasi désert. Pas un bonjour, pas un regard pour la basse plèbe, juste des yeux de dément pointés sur Longdrop. Il n'avait d'yeux que pour lui et se rua jusqu'à ses côtés sans considération aucune pour ses partenaires de jeu.
- On peut savoir ce que tu fous ?
- T'vois pas ? Y nous tricote des mitaines. L'hiver sera frais.
Sarcastique sans quitter les cartes des yeux, Bobby ricanait de voir un freluquet aussi impétueux oser venir secouer le Pendu. À dire vrai, il imaginait déjà la carcasse du jeune homme se balancer au bout d'une branche d'un arbre mort. Mais Jacob n'était pas un impulsif. Il tuait à tort, mais jamais à travers.
- Toi, ferme-là. Je parle à monsieur tête-de-nœud assis ici.
Une corde avec un nœud de pendu autour du cou porte en écharpe, Jacob avait mérité le sobriquet qui, une fois encore, ne manqua pas de faire ricaner Bobby.
- T'as pas l'impression que t'as du boulot ? Que certaines personnes t'ont filé une mission ?
«Certaines personnes». Comme si le secret valait la peine d'être gardé. Dans le territoire glaiseux, tout le monde savait que le père Longdrop était acoquiné avec la révolution. Et au fond, tous s'en accommodaient for bien. La révolution, pour eux, c'était si lointain. Qu'y avait-il à révolutionner chez eux ? Qui s'emmerderait seulement à venir inculquer les bonnes manière à des rustres et des demi-sauvages installés au milieu d'un territoire hostile et impitoyable ? Qui serait assez con pour seulement envisager la chose ?
La révolution, les Amerzoniens ne la craignaient pas ; leur personnalité terre-à-terre les en prémunissait naturellement. Au mieux, la chose leur paraissait une facétie de gens névrosés et fainéants qui n'avaient rien d'autre à faire de leur vie. Ils n'étaient pas si loin de la vérité.
- Limonade.
Jamais d'alcool. Pas par trente-cinq degrés Celsius à l'ombre en tout cas. Jamais d'alcool et jamais de bonne manière non plus. Le rouquin lui avait été mis dans les pattes pour le surveiller et faire un rapport au Cavalier de la révolution référent. Un mouchard maigrichon qui ne quittait pas Longdrop d'une semelle.
- Qu'est-ce que t'as dit ?
Blessé dans son estime, le commissaire politique cru défaillir, se pensant même menaçant un bref instant. Bobby plaqua alors ses deux cartes contre la table, quelque peu excédé. Père de famille - père indigne, certes, mais père tout de même - il ne supportait que trop peu ces petits merdeux qui venaient déranger les grands de ce monde. Il se leva, mit la baffe de courtoisie au révolutionnaire en herbe et pointa du doigt le comptoir tandis que le jeunot terrifié se frottait la joue.
- Le m'sieur t'a dit qu'il voulait une limonade. Rajoute un whisky là-dessus. Et que ça saute !
- Deux whiskys. Ajouta l'ecclésiastique en levant deux doigts, résolument concentré sur son jeu.
Mais le gamin ne se laissait pas démonter. L'orgueil avait beaucoup à voir avec son refus d'obtempérer.
- Touchez-vous mes bon seigneurs, y'en a qui ont du boulot sur cette île de merde. Jacob le premier.
Mais Jacob ne levait pas la tête, il y alla de cinquante-mille berries une fois encore.
- T'as pas avancé d'un poil dans la recherche, hein ?!
Ses deux cartes dans la main droite, le Pendu usa de la gauche pour se saisir fermement des bourses du jeune homme qui ne le resterait plus très longtemps encore si la patience de Jacob venait à s'éroder davantage.
- Que je sache, en t'activant pendant un mois, t'as rien trouvé non plus, je me trompe ?
Si ce n'est des couinements, aucune réponse ne suivait. Sans doute était-ce le signe qu'il fallait serrer davantage. C'est en tout cas ainsi que Jacob interpréta la chose.
- Je me trompe ?
- N..non....! NON !
- Ça veut dire qu'en restant à rien faire ces trois derniers jours, j'en ai fait autant que toi en un mois. C'est dire si je suis performant.
Sur ce trait d'esprit qui provoqua un sourire dissimulé chez le révérend, Jacob lâcha les grappes du jeunot dont il n'avait pas retenu le nom afin que ce dernier ne lui lâche les siennes.
- Amène-moi ma limonade.
- Le whisky aussi.
- LES whiskys.
C'était un monde d'hommes dans lequel le rouquin s'était jeté à pieds-joints. Il n'en était pas. Et s'il ne se pressait pas pour mettre de la glace sur ses valseuses, il n'en serait vraisemblablement jamais. La limonade fut servie sans faute avec les boissons. Elle était tiède la limonade. Mais à Amerzone, tout était réchauffé et poisseux. Il fallait se faire une raison. Ou crever. Au choix.
Un mois auparavant, on rapportait un signal de détresse au QG révolutionnaire de South Blue. Un de leurs hommes qui s'était emparé d'une documentation compromettante pour le Gouvernement Mondial avait mis les voiles. Traqué, il n'avait trouvé de répit que sur cette terre abandonné de Dieu des hommes qu'était Amerzone. C'est d'ici que l'appel de détresse de son escargophone avait été tracé. Injoignable depuis.
Acculés sur divers théâtre d'opération, la recherche au point morts, les Cavaliers de la révolution de South Blue avaient demandé un agent extérieur en renfort. Un de West Blue. Pas le genre limier pour un sou. Un de ces indésirables de l'armée révolutionnaire que l'on ne sortait que pour les grands ménages de printemps. Aeden s'était trouvée trop contente de se débarrasser de Longdrop débarrasser pour un temps. Le temps qu'il ne déboise tout comme un forcené et ne fasse sortir l'agent du guet.
Pour l'instant, il s'échauffait au poker. Une fois rincé, Amerzone allait se sortir de la quiétude nonchalante dans laquelle l'avaient plongé son climat et ses habitants.
Les volets battants du boui-boui claquèrent une fois de plus.
- Toubib ! V'nez ! Ma... ma p'tite fille.
Quelque peu à la masse niveau catéchisme, les Glaiseux comme les autres Amerzoniens appelaient le révérend «toubib». Pas religieux pour un sou mais superstitieux jusqu'au déraisonnable, toute figure de clerc avait à leurs yeux des allures d'homme médecine. Si ce n'est des rudiments de secourisme, le révérend Alioz n'avait rien de particulier à offrir. Mais c'était toujours mieux que ce que les locaux avaient à disposition.
Sans demander de quoi il en retournait, le missionnaire vida son verre d'une traite et reprit sa mise à la hâte. Bobby l'imita. De ses yeux froids et pâles, Jacob interrogea ce dernier d'un regard signifiant «Toi aussi ?». Un homme qui se respectait n'avait pas besoin de parler pour se faire comprendre. Et Longdrop se respectait pas mal.
- C'est mon cousin. Si sa fille a un problème, c'est aussi le mien.
Et il détala.
À Amerzone, ils étaient plus ou moins tous cousins. Les étrangers comme Alioz et Jacob préféraient ne pas demander comment cela était concevable. Ils comprenaient simplement que cette singularité dans l'arbre généalogique expliquait bien des choses sur le plan comportemental chez l'habitant moyen.
Au fond du bar à présent totalement vidé - tenancier compris - les bourses enveloppées dans des glaçons à moitié fondu, Jinfred, comme un gosse paumé demanda à son compère s'il fallait les suivre. Avoir les couilles broyées l'avait rendu plus docile. Il fallait savoir le prendre par le bon bout pour en tirer le meilleur parti.
- Non. Je vais me coucher.
Cette histoire ne le concernait pas. Elle ne suscitait pas même vaguement son intérêt. Sa limonade terminée, il se dressa à son tour, insérant délicatement les mains dans ses poches et fit claquer ses talons contre le parquet presque aussi grinçant que le ventilateur qui trônait au-dessus ; l'ombre de ses lames tournoyant au milieu de la lueur blafarde des lampe à pétrole.
Suivi de près - mais pas trop - par le rouquin, Jacob s'en allait retrouver sa chambre d'hôtel miteuse située à un kilomètre, à la lisière du marais. Les cris et les torches enflammées attirèrent toutefois son attention. La gamine y était passée. Mais pas que.
Cigarette au bout des lèvres, pas même allumée, le Pendu demeurait contemplatif. De loin, observant cette petite foule qui se lamentait dans la nuit naissante, il se sentit si étranger à tout cela. Si indifférent.
Combien de temps était-il resté là à les scruter comme un enfant qui étudierait les fourmis ? Une minute ? Peut-être cinq. Jinfred le sortit de sa torpeur. Lui n'avait pas été indifférent.
- Violée et tuée.
- Mh.
- Par un homme-poisson...
Alors l'indifférence s'estompa. Ses sentiments lui revinrent par bribe. Une portion de mémoire à la fois. Il n'oubliait pas. Il n'avait jamais oublié. Pourtant placide, glacial, imperturbable, son visage se déforma. Les traits étaient plus tirés, les yeux plus fins et les prunelles... enfin expressives mais si peu avenantes.
Cette race qu'il exécrait, elle savait faire honneur à son stéréotype. Engeance criminelle et menaçante, les amphibiens sur patte ne trouveraient jamais grâce aux yeux du Pendu. Ils ne trouveraient que la corde.
Révélant peu à peu ses dents serrées, Longdrop avait été piqué au vif. La simple mention de l'existence de cette race maudite pouvait lui faire perdre tous ses moyens.
Malgré cette colère sourde qui macérait en lui sans trop déborder pour l'instant, Jinfred osa ajouter.
- D'après la description de ceux qui l'ont vu s'enfuir.... ce serait notre homme...