Pour la première fois depuis le début de notre échange, mon intervention ne semble pas provoquer de réactions négatives chez mes interlocuteurs. C’en est presque louche. J’ai pratiquement perdu l’habitude d’être reçue avec -si ce n’est tout de même pas de l’enthousiasme- un intérêt positif, et je suis à deux doigts d’enchaîner avec une grosse ânerie pour compenser. Fort heureusement je parviens à me retenir, bien aidée par le fait que je viens d’enfourner une nouvelle bouchée de falafels au fond de mon gosier, alors que le reste de la table reçoit à son tour ce qu’ils ont commandé. Le reste du repas se déroule dans un silence assez surprenant qui me met légèrement mal à l’aise, mais je suis bien trop accaparée par mon plat pour m’en formaliser.
Un -excellent- thé plus tard, l’heure est à l’organisation. S’il a été décidé qu’Astrid m’épaulerait dans ma quête de ragots -ce qui, soyons honnêtes, est pour le mieux, vu qu’elle est la seule à m’avoir accueillie sans trop de réticence-, les tâches du reste de la troupe doivent toujours être déterminées. Très sincèrement, celles-ci ne m’intéressent que très peu, aussi je m’éclipse rapidement une fois le repas terminé après avoir donné rendez-vous à Astrid le soir même dans une taverne du quartier que j’ai repérée. Les small talks, très peu pour moi. Et je ne suis pas du genre à me forcer à rester par convenance -au grand dam de mes parents d’ailleurs-. Mais je dois dire que la suite du programme me comble d’excitation.
Fouiner, c’est mon dada.
Le soir venu, je me rends comme convenu à l’auberge. Il est l’heure de faire ce que je fais de mieux. Astrid me rejoint quelques minutes plus tard et l’investigation peut alors commencer. C’est là, alors que je file au bar commander deux verres, que la première difficulté se présente à nous. Voyez-vous, il semblerait que l’informatrice et moi-même n’ayons pas exactement la même définition du mot « investigation ». Alors que celle-ci s’apprêtait à aller à la pêche aux informations, prête à interroger chaque client du bar si besoin, je voyais les choses un peu différemment.
-Tu fais trop de zèle. Laisse donc les rumeurs venir à nous.-Mais euh, tu es sûre ? Tu fonctionnes toujours comme ça ?-Bien sûr. Enfin… « toujours » est un bien grand mot, si l’on considère le fait que c’est sans doute la première fois que je cherche des informations sur un noble qui vient de perdre son fils dans l’idée de lui demander de rejoindre l’expédition qu’il dirige en direction de la Route de tous les périls. Mais en dehors de ça oui, à peu de choses près.Difficile de déterminer ce qui l’emporte entre la déception et le désespoir sur la mine déconfite qu’elle me sert à cet instant précis.
-Ah. Bien, j’imagine qu’on peut commencer par ta méthode. Mais si ça ne donne rien, on passe à quelque chose de plus… professionnel. Deal ?-Deal. Ne t’en fais pas, à ma manière, c’est mon boulot de glaner des informations.Et ce n’est même pas un mensonge. Les rumeurs et les histoires sont mon gagne-pain. J’ai simplement une méthode qui laisse libre court à mon imagination et mon côté artiste -c’est-à-dire pas de méthode, si l’on doit dire les mots-. Ma stratégie principale consiste à laisser mes oreilles trainer jusqu’à ce que les informations leur parviennent, et laisser ma bonne étoile faire le reste. Et heureusement pour moi, cette dernière ne tarde pas à prouver une nouvelle fois que je fais bien de lui confier mon destin.
Pratiquement une heure après que nous nous sommes installées à une table positionnée autant au centre de l’assemblée que possible, un murmure parvient à mes oreilles entrainées au milieu du brouhaha ambiant. Un « Herbert » fugace mais suffisamment distinct pour que mon ouïe aux aguets ne le perçoive et passe en mode radar. J’envoie un coup de coude à Astrid en lui pointant d’un geste du menton une table à quelques mètres de nous, d’où proviennent ces deux syllabes tant attendues. À cette tablée, deux hommes visiblement plongés dans une discussion extrêmement sérieuse. Voilà peut-être notre porte d’entrée vers notre objectif. Ma partenaire du soir se lève d’un bond de son tabouret, visiblement résolue à aller confronter les deux larrons sur la question de toute notre attention. Je pose une main apaisante sur son avant-bras.
-Attends. Attendons d’en apprendre un peu plus sur ce qu’ils lui veulent...-Très bien. De toute façon cette bière m’a donné envie de passer aux toilettes. Mais quand je reviens, si tu n’en sais pas plus, on passe à la phase active.J’espère que mon instinct ne me fera pas défaut une fois de plus. J’ai la désagréable sensation d’arriver à bout de la patience d’Astrid -ce qui en dit long vu comme elle a été tolérante jusqu'à présent-. Hélas, j’ai bien l’impression que je suis livrée à moi-même cette fois-ci ; à peine Astrid a-t-elle disparu derrière la porte des toilettes que nos deux suspects se lèvent pour se diriger vers la sortie, mettant visiblement fin à leur soirée. Je jette un œil inquiet à la porte des toilettes. Si je les laisse partir, Astrid ne sera sans doute pas ravie. Mais d’un autre côté, si je pars à leur poursuite seule, il pourrait m’arriver des bricoles…
Oh et puis zut hein. Yolo, comme ils disent.
Disons que je raconterai tout à Astrid. Je saute de mon support et m’engouffre dans les ruelles d’Hinu Town assombries par la nuit à la suite des deux types. Là où je ne m’en sors pas trop mal, c’est qu’ils se sont séparés. J’arrive sans trop de difficultés à suivre la trace de l’un des deux et, après quelques minutes d’une filature qui n’a -presque- rien à envier à Jean Bond, à le rattraper au détour d’une impasse obscure. Mon index vient lui tapoter l’épaule alors qu’un large sourire illumine mon visage.
-Hey, coucou ! Loin de moi l’idée de venir fouiner dans ce qui ne me regarde pas -c’est faux-
, mais je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre un bout de votre conversation au bar. Tu veux bien me raconter ce que vous lui voulez, au père Herbert ?-Et pourquoi je ferais ça ?Mon sourire s’élargit.
-Alors oui, je me doutais que tu me répondrais quelque chose du genre. En fait tu ferais mieux de me le dire, sinon il pourrait t’arriver des bricoles...La menace a l’air de n’avoir qu’un effet mitigé sur l’homme qui, soyons honnêtes, possède un physique bien plus imposant que le mien. Comme si cela avait une quelconque espèce d’importance.
-Dis donc miss, tu crois que tu me fais peur ? Je ne dirai rien.-Huuuum c’est vraiment ton dernier mot, JP ?-C’est qui JP ?-C'est vraiment important ?-Tu fais un peu trop la maligne ! Je vais t’effacer ce sourire arrogant de ton sale visage vite fait bien fait moi tu vas voir !Alors qu’il plonge la main dans son manteau pour en extraire ce qui m’a tout l’air d’être un couteau, j’enfile le masque noir qui m’accompagne depuis des années maintenant, faisant appel à ses pouvoirs malfaisants que je ne comprends toujours pas. Les yeux du Diable, comme ils l’appellent. Quelle importance. La seule chose qui importe c’est qu’au moment où le malfrat pose à nouveau ses yeux sur moi, ceux-ci s’emplissent d’une horreur indicible, d’une terreur qui le fait reculer d’un pas contre le mur, lâchant sous le coup de la surprise l’arme avec laquelle il s’apprêtait à mettre à exécution sa menace. Un jour, peut-être, je comprendrai l’origine de ces pouvoirs. En attendant, ils font une nouvelle fois montre de leur utilité. J’approche mon visage visiblement terrifiant -c'en est presque vexant- à quelques centimètres de celui de ma victime, le sourire me barrant le visage invisible au travers du loup qui dissimule ce dernier.
-Reprenons. Qu’est-ce que vous lui voulez, à ce cher lord Herbert ?-Je euh… Oui… Euh… Alors en fait euh… Voilà, on a appris la mort de son fils et on s’est dit…Wow, regardez-moi ces rides… Sa crème de soin est périmée ou quoi ? À votre avis, tous les gens que je vais croiser sur Grand Line sont du même acabit ? Je ne vais pas vous mentir, ce serait assez décevant. Je veux dire, soyons sérieux cinq secondes : je suis très loin d’être une combattante émérite et pourtant je l’ai maté en un claquement de doigt. C’est pas avec ce genre d’hurluberlu que je vais trouver du grain à moudre pour mes histoires, moi. Et le voilà lancé dans une explication interminable sur leur plan machiavélique qui n’intéresse personne. J’ose espérer que Akane et sa bande sont d’une autre trempe, sinon j’ai la désagréable impression que ce périple risque de ne pas combler mes attentes les plus élémentaires.
-… Et c’est pour ça qu’on s’est dit qu’il était temps de tenter un attentat.-…Oh tiens, tu es encore là, toi ? Jolie allitération en « t ». Et donc, quand se tiendra-t-il, ce terrible et tant attendu attentat ?-Je euh…-Ne m’oblige pas à réinvoquer mon "démon", il déteste qu’on l’appelle pour rien.-… Demain soir.-Où ça ?-Devant le palais.-Brave garçon.Et moi de faire demi-tour pour m’en retourner vers l’auberge, non sans avoir au passage pincé de manière très humiliante la joue de notre informateur malgré lui, dont le teint livide le partageait désormais entre la honte et la peur. La bonne nouvelle, c’est qu’Astrid m’attendait toujours là où je l’avais laissée -enfin plus ou moins-. La mauvaise, c’est qu’elle a l’air relativement agacée, potentiellement par le fait que je l’ai laissée en plan sans l’ombre d’une explication. Mais cela peut également être pour une raison tout à fait étrangère à ce fait. On ne le saura sans doute jamais.
-Je peux savoir pourquoi tu m’as laissée en plan sans l’ombre d’une explication ?Un esprit avisé pourra tout de même peut-être déceler quelques indices.
-Alors oui en fait les deux gus’ sont partis alors du coup je leur ai couru après et…-Laisse tomber va. C’était presque terminé de toute façon.
Tu as appris quelque chose au moins ?Un nouveau sourire éclaire subitement mon visage.
-Oui. Tu peux dire aux autres de nous retrouver demain soir devant le palais. On ne va pas s'ennuyer...