Comme en temps de peste, sur cette frégate de la Translinéenne, il ne se trouva pas grand monde pour en arpenter le pont. Les matelots eux-mêmes ne s’y risquaient que peu et prudemment. Il y avait à bord un fléau qui sévissait, un dont ils ne purent décemment se débarrasser. Pas à moins toutefois, d’entrer dans les sentiers tortueux de l’illégalité.
Une illégalité qui, si l’on y cédait pour s’y abandonner à corps perdu, pouvait néanmoins s’avérer tentante. Peut-être même irrésistible.
De même qu’il était de coutume d’adresser un nom à un cyclone, leur fléau, à bord, fut lui aussi doté d’un patronyme. Saugrenu celui-ci, car la calamité se faisait appeler Alegsis Jubtion. Il n’était pas pirate cet homme-là, et on le regretta fort amèrement du fait que les prétextes pour l’envoyer par le fond, quand il s’égosillait compulsivement, chatouillaient aisément les nerfs de tout à chacun. C’était encore pour ça, pour cette propension malsaine qu'il avait à jacasser sans cesse, que chacun demeura calfeutré dans ses pénates en dépit que les cabines à bord furent pourtant bien exiguës.
Plus papotier qu’il n’était volubile, les mots lui sortaient en effet à torrent de sa grande et large bouche sans lèvres jusqu’à noyer tout auditeur qui passa à portée. Pour manœuvrer sans peine et sans surtout qu’on ne sollicita trop leurs tympans, les gaillards de la Transli’, échaudés qu’ils furent plus d’une fois à entendre dégoiser l’animal, s’affairaient à leur devoir presque dans la clandestinité. Il y avait, de poupe en proue, une atmosphère de terreur qui régna à bord. En secret, on pria même pour que la piraterie ne les délivra de leur passager rendu indésirable par ses babillages stériles. Le point litigieux ne tînt pas tant à ce que son débit de parole fut ininterrompu – quoi que cette disposition fut exaspérante au dernier degré – mais à l’inanité des propos qui parvint à qui les écoutait par mégarde. Alegsis, mieux valait encore le subir comme bruit de fond que de s’essayer à comprendre ce qu’il chercha à communiquer. Il y avait, depuis le fond de sa glotte, une abysse d’imbécilité qui, si on lui accorda la moindre attention, vous happait dans la seconde même.
Tous avaient appareillé depuis Logue Town et la traversée, de là, n’avait été qu’un horripilant cauchemar. Ils n’avaient eu, sur les eaux, ni les intempéries, ni les monstres marins ; rien qu’Alegsis Jubtion et sa jacasserie.
Comme une menace planante, celle-ci susceptible de faire irruption du moindre angle mort – car il était furtif en plus d’être insupportable – on se défia de le croiser où que ce fut à bord.
Aussi attendait-on la nuit pour se ravitailler. Car, à se jeter dans sa cabine afin de ne plus entendre le blabla strident et survolté d’un chasseur de primes décidément trop jacassier, chacun avait omis de prendre avec soi des provisions avant de se barricader.
Quand le brave monsieur Nervil, autrefois sémillant septuagénaire embarqué pour Marineford, se hasarda hors de sa cabine, ce ne fut que pour s’en extirper tardivement dans la pénombre. Lui d’habitude si gaillard en enjoué, à redouter la parlote d’un imbécile, avait fini par perdre dix kilos en quelques jours de traversée à peine. Livide, le regard rendu terne et les jours creusées, il avait hasardé le bout de son museau hors de son clapier avant de poser son regard sur le pont. Il n’y trouva pas la bête. Imprudent ou peut-être désespéré, en tout cas tiraillé par la faim, le vieil homme se glissa hors de sa cabine sans un bruit. La peur au ventre, mais le ventre vide, il avait tantôt marché sur la pointe des pieds ou même rampé de sorte à ce que son périple advint sans une rencontre fortuite. Dépourvu d'une lanterne pour s’éclairer, tapis dans les ténèbres, il avait péniblement cheminé jusqu’au réfectoire. Là-bas, après en avoir inspecté chaque recoin, ne se risquant à aucune intrusion dans la moindre pièce que ce fut sans qu’il ne se soit assuré préalablement qu’il n’y trouva pas le fléau, le petit vieux s’était emparé de charcuteries et autres conserves avant qu’il le retrouva son antre ; discrètement là encore.
Son périple achevé, il soupira de soulagement. Les larmes lui montèrent aux yeux tant il avait craint pour ses nerfs.
Enfin, il était sauf.
- Ah ! Monsieur Nervil, lui parvint alors une voix agaçante de derrière lui, vous m’avez fait peur. J’ai vu que votre cabine était ouverte en pleine nuit, alors j’ai cru qu’il vous était arrivé quelque chose.
Alegsis, se trouvant sans doute lui aussi trop insupportable pour supporter sa propre présence, avait essayé par tout moyen de trouver qui de droit afin de lui babiller en pleine gueule. Cela, au point de clancher la nuit chaque porte de cabine qui se présenta à portée de pogne. Le cauchemar, ainsi, s’était engouffré dans le refuge du malheureux.
Pourtant, bien qu’il fut cloisonné dans une boîte à sardine en compagnie du fléau même qu’il chercha si désespérément à esquiver, le vieil homme ne sombra pas dans une rage désespérée. Un sourire résigné dessiné à la commissure de ses lèvres, il se sentait en paix. Calmement, sans répondre à l’intrus de crainte que cela ne l’encouragea à répliquer verbalement, le resquilleur nocturne fouilla dans ses effets pour en sortir un mousquet. Conscient d’avoir vécu bien assez longtemps, Nervil accepta son sort docilement, puis braqua l’arme contre sa tempe. Il sembla ainsi que son sourire s’accentua ; il se savait bientôt libéré de ses tourments.
Ce fut sans compter l’habile coup de manche qui, dans l’instant même, lui fit lâcher son arme. Car avant d’être cet insupportable jacasseur, Alegsis Jubtion s'était abondamment présenté comme un chasseur de primes entraîné. En supplément de sa sale trogne et de son chapeau de pêche, celui-ci traînait toujours à la main un long pinceau en bambou dont la taille avoisinait le mètre et demi. Ce fut à l’aide de cette arme pour le moins insolite qu’il fit s’extraire le mousquet d’entre les doigts de son détenteur. Cet acte salutaire, Alegs n’y était en effet que trop habitué. Bien d’autres, avant monsieur Nervil, avaient cherché à se soustraire à sa conversation en usant de la poudre. Ce qui, en soi, en disait suffisamment long sur cette terrible manie qu’avait Alegsis de causer à tort et à travers.
Sans qu’il ne fut mention de la tentative de suicide, la chose lui apparaissant coutumière à force qu’il en fut la cause, l’importun, assis sur le lit, était apparemment installé pour prendre ses aises.
- Vous tombez bien, d’ailleurs, soutînt Alegsis après l’avoir accueilli en embuscade dans sa propre cabine, on n’a pas eu le temps de discuter de ce qu’on ferait de nos vacances.
Il avait pourtant eu le temps de lui adresser, à lui et à tant d’autres à bord, un corpus exhaustif de sa triste existence ; de sa vie lamentable au Cimetière d’Épaves jusqu’aux frasques minables de son activité de chasseur d’hommes. Mais il avait encore bien davantage à déballer. L’exposition de sa biographie, alors, n’avait été qu’un prélude.
- Je veux dire, on est deux jeunes hommes dans la force de l’âge qui allons à Amazon Lily, y’a quand même des choses à en dire. N’y eut-il eu rien à exprimer sur le sujet qu’Alegsis aurait toutefois trouvé matière à broder des heures entières. L’aubaine quand on y pense ! Une île remplie de nanas qui n’attendent que nous. À Amazon Lily, on tirait à vue sur tout ce qui fut porteur d’un chromosome Y. Du coup, je me suis dit qu’on devrait se répartir chacun un harem. Il avait sans cesse des idées l’homme-là, jamais de bonnes. J’avais pensé qu’on ferait en fonction de la couleur de cheveux. Vous avez les cheveux gris, donc vous aurez celles qui ont les cheveux gris. Monsieur Arpeige est chauve, donc on lui laisse les chauves. Et moi, bah vu que je suis blond, je me réserve les blondes.
Avant même que son interlocuteur – à moins qu’il fut son otage – ne contesta l’ineptie, ou même qu’Alegsis, du fait des quelques mèches qui dépassèrent du chapeau, avait tout d'un brun, l’énergumène devança toute contradiction qui fut susceptible de lui parvenir. En bon verbeux compulsif, Alegs avait en effet l’art de faire à la fois les question et les réponses. C’était à se demander pourquoi il recherchait si âprement à causer à ses semblables alors qu’il ne leur accorda jamais le crachoir.
- Si, si, je vous assure que je suis blond. Regardez.
Son chapeau hors du chef, il s’empara d’une bouteille d’eau qu’il se versa sur le crâne avant qu’il ne se frotta sa tignasse de ses deux mains. Un filet d’eau sombre lui coula alors le long de ses cheveux qui, ainsi lavés, révélèrent des éclats dorés. Démonstration fut ainsi faite qu’il avait raison d’une part, et qu’il était un fieffé dégueulasse d’autre part.
C’était alors en compagnie d'un bien triste sire que le propriétaire de la cabine se trouva cloîtré.
- Après, on peut s’organiser. On fera des échanges si y’en a qui nous plaisent pas par exemple.
Bien qu’il fut trop idiot pour qu’on lui supputa la moindre mauvaise intention, Alegsis avait l’art et la manière de passer pour la plus sinistre des crapules qui soit. Et cela, toujours avec un air benêt collé au milieu de sa vilaine bouille innocente.
- Vous me direz, « Alegsis, faut qu’on parle de l’impératrice». C’est vrai que c’est un cas à part, vous avez raison. Du coup ! Là, je me suis dit qu’on pourrait se la partager selon les jours, vous par ex…
- Marine Ford.
L’interruption, ainsi énoncée aussi mornement que soudainement et en deux mots à peine, suffit en tout cas à ce que le chasseur de primes ravala ses âneries.
- Hein ? S’interrogea-t-il alors avec toute l’éloquence et la grâce qu’on lui connaissait si bien.
- Le navire sur lequel on se trouve… reprit le vieillard d'un air outrageusement blasé, il va à Marine Ford.
La bouche légèrement entrouverte, ses yeux perdus dans le vide, manifestement en proie à l’incompréhension la plus illustre qui soit, Alegsis sembla perdu.
- C’est même écrit sur le billet, l’acheva timidement l’ancien.
Alegsis apparut cependant soulagé qu’on lui fit parvenir ce complément d’information.
- Ah, ouf ! Vous m’avez fait peur un instant. Soupira-t-il soulagé en s’essuyant le front de son avant bras. Vous inquiétez pas, adressa-t-il à un homme qui n’avait fait que se ronger les sangs par sa faute, je sais pas lire. Donc ce qui est écrit sur le billet, ça s’applique pas pour moi. Eh ouais.
Le silence gêné qui succéda à cette assertion, agrégé au regard que sembla détourner Nervil de son interlocuteur, contribuèrent pour beaucoup à faire paniquer l’imbécile.
- Hein que ça s’applique pas à moi, dites ?!
D’un sourire béat et tremblant, celui-ci placardé sous des yeux légèrement exorbités tandis que la sueur parut perler à flot le long de sa curieuse bobine, Alegsis chercha à se draper dans le déni afin que la réalité se plia à sa volonté. Nervil passa sans doute plusieurs heures à lui expliquer que ce billet pour la Translinéenne, comme tant d’autres, s’étaient monnayés chèrement pour que leurs heureux acquéreurs, avides du sang d’un boucanier, puissent assister à l’exécution d’Olek le forban.
En professionnel avisé, avare de scrupules quand il œuvrait, Alegsis s’était en effet laissé soudoyer par un pirate qui, la main sur le cœur, afin qu’on ne le livra pas à la Justice, avait remis au chasseur de primes un billet de Transli' dont il assura que celui-ci valait son prix d’or. De là, sans trop qu’on lui flécha le chemin, Alegsis avait de lui-même élaboré son fantasme de périple à Amazon Lily.
L’illettrisme, une fois encore, avait eu raison de lui.
Quand il regarda au travers du hublot tandis que le soleil se levait, ce furent effectivement les côtes d'un des plus illustres épicentres du Gouvernement Mondial qui se dessinèrent sous ses yeux. Le doute n’était alors plus permis, et la déception garantie.
- Marine Ford… couina-t-il presque la larme à l’œil… qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire à Marine Ford ?
Il ne le savait pas encore mais, alors qu’il s’apprêta à débarquer sur l’Aile Ouest de la forteresse gouvernementale, Alegsis y trouverait ici matière à accomplir ses belles œuvres ; et salement de surcroît. Le glaive de la Justice - peu après qu'il n'arriva - se trouva brandi au-dessus d'un prétexte à l'Armageddon. L'Histoire tournait en ce jour une nouvelle page.
Dernière édition par Alegsis Jubtion le Mer 21 Juin 2023 - 11:40, édité 1 fois