Contrairement à sa subalterne, Gentry ne se formalisa pas outre mesure de cette curieuse omission de la part de ceux qui étaient censés faire de la paranoïa leur métier. D’accord, si la galonnée ne voyait pas de quoi en faire un fromage, alors qui était Zhihao pour poursuivre dans cette voie ?
Le reste du trajet se déroula dans le silence, exception faite des bruits venus de l’extérieur, jusqu’à ce que leur moyen de transport s’arrête devant la demeure de Cédric Malsouin. En inspectant les lieux tandis que sa supérieure descendait de la calèche, la kanokunienne repéra plusieurs signes que l’endroit avait perdu de sa superbe suite au revers de fortune de la famille. Malgré cela, le manoir restait somptueux comparé aux masures dont devait se contenter la majeure partie de la population de l’île.
Le personnel, qu’il soit de maison ou de sécurité, tenta bien de leur faire barrage, mais la Contre-Amirale n’eut cure de leurs paroles. L’image aurait pu être comique, celle de tous ces gens échouant à retenir une éclopée, sauf que le handicap de cette dernière ne faisait que la rendre encore plus intimidante, comme s’il se faisait l’écho des terribles événements qu’elle avait subis pour finir dans cet état – autant d’ordalies qui auraient brisé des hommes moins résilients, sans qu’eux ne puissent jamais s’en relever. Zhihao ne put toutefois s’empêcher de se demander si cela ne la gênerait pas en combat contre un adversaire à sa hauteur ; ne devrait-elle pas réfléchir à des prothèses pour retrouver sa pleine mobilité ?
Quoi qu’il en soit et après avoir laissé le reste du cortège sécuriser le manoir derrière elles, le duo parvint bien vite dans le bureau où se trouvait Malsouin. Le notable s’insurgea brièvement de leur présence mais, n’ayant apparemment aucune patience pour ses jérémiades, la gradée lui rappela qui était véritablement aux commandes en ordonnant à l’anguille électrique de l’immobiliser. Aussitôt dit, aussitôt fait : le ploutocrate se retrouva promptement menotté et maintenu de force dans son propre siège. Il redoubla de protestations, que Gentry accueillit comme si elles étaient à peine plus dignes d’intérêt que celles de ses serviteurs, le défiant de mettre ses menaces à exécution avant de le laisser aux bons soins de la femme-poisson.
Le seul problème avec ça, c’était que Zhihao n’était pas sûre de ce qu’elle devait faire. Oh, ce n’était pas la première fois qu’elle assistait un supérieur pour faire cracher la vérité à un récalcitrant, loin de là : le Commodore l’avait plusieurs fois employée dans ce rôle, toutefois il avait une méthode bien à lui et elle ignorait si Gentry avait la même chose en tête, puisqu’elles n’avaient pas préparé de script. Tant pis, elle ne pouvait pas se permettre de rester plantée là sans rien faire, autant improviser en revenant à ce qui lui était familier.
Gustav von Falingen avait peut-être eu d’autres subordonnés autrement plus puissants que Zhihao à sa solde, cependant leur physique ne le reflétait pas forcément ; par contre, beaucoup de gens avaient une réaction viscérale à la vue d’un non-humain comme elle, une crainte instinctive qui pouvait être modulée par l’usage du bon langage corporel. Un art que la kanokunienne avait appris de longue date, que ce soit pour amplifier ou au contraire atténuer cette réaction en fonction des besoins. En l’occurrence, elle altéra sa posture et sa gestuelle pour avoir l’air plus menaçante, sans toutefois aller jusqu’à donner l’impression qu’elle n’était qu’à un cheveu de le mettre en pièces – le but était de passer pour quelqu’un qui n’avait pas peur de la violence, pas pour une bête sauvage. La mise en scène aurait été encore meilleure avec l’introduction habituelle du Commodore : le schwarzwaldien aimait remettre les choses en perspective en se servant de Zhihao et de ses capacités électriques comme d’un briquet ambulant. Voir une femme-poisson accepter de jouer les allumes-cigare faisait toujours son petit effet, établissant d’emblée qu’il était celui qui tenait sa laisse. Hélas, elles avaient loupé l’occasion ce coup-ci ; la prochaine fois peut-être.
Malsouin tenta bien de se débattre en voyant la nonchalance avec laquelle la Contre-Amirale semblait l’abandonner aux mains d’une brute, toutefois la poigne d’acier enserrant son épaule ne bougea pas d’un millimètre. L’homme s’arrêta lorsque Zhihao intensifia légèrement la pression, suffisamment pour lui faire mal et laisser un hématome sous ses vêtements, mais pas au point de lui broyer les os… pour le moment.
S’étant assurée qu’il avait compris qu’il était futile de lutter – même s’il continuait tour à tour de se plaindre et de promettre qu’elles allaient voir ce qu’elles allaient voir –, elle émit une brève et faible impulsion électrique. Si faible qu’aucun des deux humains ne s’en rendit compte, mais perceptible pour l’escargophone qui se trouvait dans l’un des deux tiroirs du bureau : croyant l’espace d’un instant qu’un congénère cherchait à le contacter, le mollusque émit sa propre impulsion en réponse, avant de se rendre compte de son erreur et de retourner à son inactivité. Qu’importe, cela suffisait largement : ayant localisé ce qu’elle cherchait, la Commandante ouvrit du premier coup le bon tiroir sans quitter son prisonnier des yeux, se saisit du gastéropode sans avoir à tâtonner pour ce faire et le posa sur le bureau devant son propriétaire. Pas la démonstration la plus impressionnante, certes, mais nombreux étaient ceux qui trouvaient dérangeant de la voir utiliser son sixième sens pour découvrir ainsi ce qui aurait dû être caché, et Malsouin n’y fit pas exception.
« Que… comment saviez-vous où… vous m’avez espionné ?! »« Pas besoin. » répliqua Zhihao, prenant pour la première fois la parole en faisant exprès d’en profiter pour dévoiler ses dents pointues – l’inverse de ce qu’elle faisait d’ordinaire pour ne pas faire peur aux gens. Quant à ses mots, ils ne représentaient techniquement pas un mensonge… par-rapport à ce qu’elle venait de faire, en tout cas. S'inspirant de la façon dont Vladescu se comportait en combat, elle le gratifia d’un sourire carnassier, puis désigna l’escargophone sur la table :
« Allez-y, passez votre appel. Le gouverneur, Marie-Joie, comme vous voulez. Qu’est-ce qui vous en empêche, si vous êtes si certain d’être dans votre bon droit ? »Malsouin s’efforça admirablement de conserver une façade d’impassibilité, et y parvint même de manière assez convaincante. Pas assez pour tromper la militaire, néanmoins : elle pouvait sentir sa sueur, percevoir le rythme frénétique de son cœur battant la chamade, et elle ne se priva pas de le lui faire savoir, continuant de le fixer alors même qu’elle restait aux aguets des réactions de sa supérieure.
« Vous pouvez réprimer vos expressions faciales autant que vous voulez, votre corps a d’autres façons de vous trahir. Je sais que vous nous mentez. Maintenant, allez-vous continuer de nous faire perdre notre temps, ou allez-vous vous mettre à table ? »Elle ponctua cette réplique en agrippant le rebord du bureau d’une main, assez loin du mollusque, et en serrant un coup. Un craquement sec, et le bois se fractura sous ses doigts, plusieurs fissures parcourant le matériau. Le captif sursauta légèrement, mais ne céda pas.
« Je n’ai rien à vous dire ! Vous n’avez pas le droit ! »Zhihao ne prit pas la peine de répondre verbalement ; à la place, elle poussa les choses un peu plus loin. Une odeur d’ozone et de brûlé envahit la pièce alors que des
figures de Lichtenberg se dessinaient dans le bois, le passage du courant électrique créant des fractales de braise entourées de matière carbonisée. L’effet n’était pas sans rappeler une minuscule coulée de lave, mais le magnat ne parut pas apprécier sa fibre artistique. Béotien.
« Vous êtes sûr que vous ne voulez pas avouer ? Il n’est pas trop tard, vous savez. Si vous coopérez, les choses peuvent encore s’arranger, mais c’est une offre limitée dans le temps : plus vous attendrez, moins la Contre-Amirale sera encline à se montrer généreuse et compréhensive. Sinon, si vous préférez tenter votre chance avec les autorités... »La militaire cessa de martyriser ce pauvre meuble innocent pour se mettre à composer un numéro sur l'escargophone, positionné de sorte que l'oligarque puisse voir précisément qui elle appelait. Lentement, délibérément, elle enchaîna les chiffres qui les mettraient en communication avec le palais du gouverneur – pas avec l'homme lui-même, elle n'avait pas sa ligne personnelle, mais le standard les redirigerait aisément, et de toute façon la première partie du numéro était la même. Malsouin déglutit, incertain de s'il s'agissait ou non d'un coup de bluff, et de la bonne réaction à adopter.
« Toujours rien ? Comme vous voulez. »