Posté Sam 28 Sep 2024 - 17:27 par Meng Zhihao
Il fallut un peu de temps pour trouver l’estaminet correspondant à ce que Zhihao avait en tête, mais la tâche ne fut guère difficile. Son choix s’arrêta finalement sur un petit bar miteux à souhait, et elle sut en voyant les regards sceptiques de certains de ses subordonnés qu’elle avait pris la bonne décision. Certes, avec sa solde actuelle, elle aurait très bien pu opter pour un établissement plus haut de gamme, mais ceux-ci n’accueillaient généralement pas la bonne clientèle, ou en tout cas la clientèle en question ne s’y comportait pas de la façon qui l’intéressait. Elle irait peut-être plus tard, au cas où elle aurait besoin de faire la chasse à un autre genre de rumeurs, mais ce qu’elle voulait pour l’instant, c’était un bon gros pochtron s’exprimant sans filtre.
« Comment devons-nous procéder, Commandant ? » demanda Vladescu, qui se faisait la porte-parole de ses camarades.
« Très simplement : dans votre cas, faites ce que vous faites d’habitude quand vous êtes en permission et que vous cherchez à plumer quelqu’un aux cartes, ou à en tirer avantage d’une autre manière. La différence c’est qu’ici, votre objectif est de soutirer des informations. Sinon, ne forcez rien et restez naturelle. »
Le sergent-chef croisa les bras, baissa pensivement la tête puis la hocha pour montrer qu’elle avait compris. La kanokunienne ne s’inquiétait pas spécialement pour elle : même sans entraînement en la matière, elle avait déjà naturellement les bases pour une collecte de renseignements de ce niveau.
« Les autres, n’essayez pas de la jouer fine, et évitez les mensonges si possible. Mêlez-vous au reste de la clientèle, payez quelques coups aux autres – n’ayez crainte, vous serez remboursés – et restez à l’écoute, sans plus. Si vous avez vraiment besoin d’établir un rapport, plaignez-vous de vos supérieurs, c’est à dire de moi. »
La consigne fut accueillie par des postures gênées et des regards fuyants, les hommes se rappelant leurs propres commérages des jours précédents, et les mesures prises par la femme-poisson pour y remédier. Ils devraient être heureux, ils avaient son autorisation cette fois-ci ; après tout, râler au sujet de la hiérarchie était un passe-temps commun à tous les domaines professionnels, et une excellente façon de tisser des liens avec de nouvelles connaissances.
« Je croyais que c’était plus compliqué d’espionner les gens. » déclara Vladescu, donnant derechef voix au sentiment de ses subalternes.
« Il faut savoir adapter ses méthodes à la mission et aux outils à disposition. Dans le cas présent, il serait contre-productif d’introduire des complexités inutiles. »
S’étant assurée que tout le monde avait bien pigé, Zhihao se prépara mentalement à devoir jouer la comédie puis reprit la tête du groupe, qui traversa la rue et pénétra dans l’établissement. Ajustant son langage corporel pour le rendre moins confiant et plus incertain, elle rendit son salut au patron, nota la présence d’autres Marines – il faudrait qu’elle apprenne s’ils faisaient partie de la garnison locale, auquel cas il était probable qu’ils soient natifs de l’île, et donc une source d’informations potentielle – et acquiesça en entendant l’avertissement de Lockwood.
« Aucun problème, nous avons la même règle. »
Une règle héritée de la 28ème, même s’il n’avait pas toujours été facile de la faire appliquer auprès de certaines parties de l’équipage. À chaque fois que la flotte recevait de nouvelles recrues d’origine troïkane, ce n’était qu’une question de temps avant que les soldats en question ne fassent la queue devant l’infirmerie, suppliant le docteur de leur faire une note les autorisant à maintenir leur taux habituel d’éthanol dans le sang pour raisons médicales.
La militaire était en train d’écouter le tenancier lister ses boissons sans alcool lorsqu’un jeune mousse se leva de table, prenant son courage à deux mains puis la parole pour leur demander, des étoiles plein les yeux, s’ils faisaient partie de l’une des flottes les plus renommées de la Marine et s’ils pouvaient lui parler de Grand Line. Si Lockwood – qui pour le coup faisait bel et bien partie des fameux Incorruptibles – resta de marbre, l’anguille électrique, elle, remercia intérieurement sa bonne fortune. Non seulement son discours laissait attendre qu’il s’agissait bien d’un local et non d’un marin de passage, mais en plus il brisait la glace lui-même, ce qui lui évitait d’avoir à trouver un moyen de s’immiscer dans la conversation de l’autre groupe de soldats.
« Le lieutenant ici-présent en est une. Nous, par contre, nous venons tout juste d’être mis sous les ordres de la Contre-Amirale. » répliqua Zhihao, qui n’avait aucune envie de s’arroger un crédit qui ne lui revenait pas et fit donc le choix de l’honnêteté. Elle indiqua ensuite au patron de lui apporter une limonade, avant de répondre à la seconde question du jeune homme. « C’est difficile de décrire Grand Line à quelqu’un qui n’y est jamais allé. C’est un endroit dangereux oui, imprévisible dans le bon comme dans le mauvais sens du terme, mais ces mots sont très en-deça de la réalité. Le bon sens des Blues n’y a pas cours : la boussole ne marche pas, la météo n’a aucun sens, la faune et la flore sont complètement improbables… Ce n’est pas pour les petites natures. »
La femme-poisson remarqua la façon dont les visages des autres marins se décrispèrent lorsqu’elle consentit à satisfaire la curiosité de l’adolescent au lieu de l’envoyer paître. Cela lui valut d’être la cible d’un torrent de questions auxquelles elle répondit patiemment, à la recherche d’une ouverture. Elle était en train de narrer une anecdote sur la fois où le Commodore avait combattu un bernard-l’hermite géant voulant faire de leur cuirassé sa nouvelle coquille quand l’un des vétérans attablés héla le moulin à paroles, lui rappelant qu’elle était toujours debout et qu’il n’était pas très poli qu’il l’empêche ainsi de se reposer. Saisissant l’opportunité au vol, la kanokunienne le défendit en disant que ce n’était rien de grave, qu’elle n’avait pas de problème avec le fait de lui raconter quelques histoires, et de fil en aiguille se retrouva assise avec eux, les autochtones ayant poussé un peu leurs chaises pour lui faire de la place. Sans doute parce qu’eux aussi voulaient entendre parler de Grand Line, même s’ils étaient trop soucieux de leur image pour l’aborder comme l’avait fait leur confrère.
À partir de là, Zhihao répondit sans se faire prier aux interrogations du groupe. D’autres anecdotes furent demandées et délivrées, mais elle n’intervint pas davantage dans un premier temps : à la place, elle observa la dynamique de ses voisins, cataloguant leurs paroles, gestes et attitudes pour se faire une idée des personnalités en présence. Après un peu plus d’une dizaine de minutes de ce manège agrémenté de petits gestes pour la faire entrer dans leurs bonne grâces – se servir d'un arc électrique pour allumer la cigarette de l'éternel étourdi du groupe, qui avait une fois de plus oublié son briquet, par exemple, ce qui les amusa beaucoup – l’un d’eux eut l’idée de lui demander ce qu’elle faisait ici plutôt que dans un bar plus prestigieux. Elle répliqua qu’elle ne s’y serait sans doute pas sentie à sa place, désignant d’abord la couleur de peau qui la marquait comme non-humaine, puis le manteau blanc sur ses épaules.
La référence à une possible discrimination planta une graine de sympathie, qu’elle comptait bien arroser pour faire croître un sentiment de solidarité face aux élites de l’île, tandis que la mention de son rang attisa leur curiosité. Pourquoi en effet une gradée – si l’on mettait ses origines de côté – ne se sentirait-elle pas la bienvenue dans un établissement plus chic ? Elle n’eut pas à attendre bien longtemps pour que le jeune mousse se dévoue pour aborder le sujet, ce qui lui donna l’occasion d’expliquer qu’elle n’avait été promue que très récemment, ne se sentait pas prête et avait peur de faire figure d’imposteur comparée à de « vrais » galonnés. Pas tout à fait un mensonge, comme elle l’avait conseillé à ses subordonnés – il valait mieux ne pas y avoir recours quand il n’y avait pas le temps de préparer une couverture crédible et de peaufiner son histoire pour éviter les contradictions ou les lapsus –, mais tout de même un petit arrangement avec la réalité. Si l’anguille électrique ressentait effectivement le poids de ses nouvelles responsabilités et aurait préféré ne pas avoir à les exercer si tôt ou en de telles circonstances, elle se préparait néanmoins depuis des années à endosser le rôle d’un officier, ce qui lui avait permis de garder le contrôle au lieu de céder à la panique. Elle présenta cependant un visage bien moins assuré à son public, mal à l’aise dans son lourd manteau blanc et très éloigné de la sévérité qu’elle affectait d’ordinaire.
Cet aveu partiellement factice de vulnérabilité signala le début de l’étape suivante du plan. Zhihao n’employa pas la flatterie pour continuer de les mettre en confiance, n’ayant pas besoin de se servir de quelque chose d’aussi flagrant. Elle avait suffisamment observé ces hommes pour pouvoir commencer à appuyer sur leurs cordes sensibles : après avoir achevé de les convaincre qu’elle était toujours un sous-officier dans l’âme plutôt qu’une grande méchante gradée, ils se persuadèrent tout seuls qu’elle serait reconnaissante pour leur aide. Le mousse, au caractère semblable à celui d’un chiot et sans doute désireux de l’impressionner, entreprit de la rassurer sur ses capacités, tandis que les soldats plus âgés la gratifièrent de leur savoir né de l’expérience. Elle fit mine de se raccrocher à leurs paroles comme une naufragée à une bouée de sauvetage, jouant en fonction de l’interlocuteur sur leur orgueil et sentiment de supériorité, leur altruisme ou leur propre désir de reconnaissance.
Il fallut un bon moment pour compléter toutes ces manœuvres, et il faudrait certainement qu’elle remercie le lieutenant pour sa patience lorsqu’elles ressortiraient, mais les résultats parlaient d’eux-mêmes : la kanokunienne s’était fait une place au sein du groupe, qui ne la traitait désormais plus comme une étrangère. Même les tables voisines, dont les occupants avaient tendu l’oreille pour l’écouter parler de ses voyages, puis de ses doutes, intervenaient de temps en temps. Leur méfiance étant endormie, ils cessèrent progressivement de surveiller ce qu’ils disaient, et elle put enfin en arriver à ce qui l’intéressait réellement.
Quelques minutes de plus confirmèrent que tout n’était pas rose à Poiscaille, alors que plusieurs clients du bar se confiaient à elle comme elle avait feint de se confier à eux, ou se lançaient dans de véritables logorrhées pour les plus avinés d’entre eux. Ailleurs dans le débit de boissons, ses soldats faisaient la fête avec un équipage de pêcheurs, avec du cola à la place de l’alcool, tandis que Vladescu menait sa propre offensive de charme de son côté – ce qui dans son cas voulait dire écluser verre après verre de jus de tomate tout en participant à une partie de strip-poker. Heureusement pour la dignité de la Marine, elle gagnait plus qu’elle ne perdait, et avait de toute façon plus d’habits à retirer que ses adversaires, puisqu’elle portait elle aussi son armure de sous-officier de la 28ème.